Investissements durables des fonds de pension suisses : où en sommes-nous ?
Le Conseil fédéral a confirmé dans son rapport du 30 août 2023 que le droit suisse n’interdit ni n’empêche les caisses de pension de mettre en œuvre des stratégies d’investissement durable. Par conséquent, en réponse à un postulat parlementaire demandant une révision de la loi, le gouvernement suisse a conclu que le cadre existant est suffisant. Cette contribution présentera les conclusions du rapport et discutera de certaines questions (encore) en suspens.
1. Cadre pour le placement des avoirs des caisses de pension – vue d’ensemble
Les directives de placement de l’ordonnance sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité (art. 53 ss. BVV 2) énumèrent les placements autorisés et fixent des limites en fonction des types de débiteurs ou de produits. Ces directives précises ont pour but de garantir que les avoirs des institutions de prévoyance (et en fin de compte les avoirs des assurés) sont gérés selon les principes de la diversification et de la réduction des risques.
Plusieurs propositions parlementaires ont été déposées ces dernières années dans le but de réviser et de simplifier les directives de placement énoncées dans l’BVV 2. Le postulat parlementaire 19.3950 du 26 juin 2019 “Encourager la durabilité par une réglementation des placements adaptée aux réalités actuelles” [1] soutenait que les dispositions de l’BVV 2 relatives aux placements autorisés (articles 53 et suivants OPP 2) entravaient la mise en œuvre efficace de stratégies de placement durables.
Par ce postulat parlementaire, le Conseil fédéral a été invité à réviser l’BVV 2 afin de faciliter la mise en œuvre de stratégies axées sur le développement durable. En guise de garde-fou, pour limiter les éventuels abus, le postulat proposait d’appliquer la règle de l’investisseur prudent, un concept issu du droit anglo-saxon que l’on retrouve également dans l’ordonnance (art. 50 BVV 2). Ce principe général garantirait une gestion prudente et diligente dans l’intérêt des assurés.
Compte tenu du volume des actifs des fonds de pension en Suisse [2], la manière dont ces actifs peuvent être gérés est une question importante. Ainsi, du point de vue du changement climatique par exemple, permettre aux stratégies d’investissement durable d’avoir une portée plus large pourrait probablement accélérer la transition vers une économie nette zéro.
2. La réponse du Conseil fédéral
En réponse au postulat parlementaire 19.3950, le Conseil fédéral a publié le 30 août 2023 le rapport “Les prescriptions de placement de l’ordonnance sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité (BVV 2) font-elles obstacle aux placements durables ?”. [3]
Le Conseil fédéral rejette l’hypothèse selon laquelle le droit suisse de la prévoyance serait trop restrictif et empêcherait la pleine mise en œuvre de stratégies d’investissement durables. Selon le gouvernement, le cadre législatif actuel est suffisant et approprié pour permettre aux caisses de pension de poursuivre efficacement des stratégies d’investissement durable.
A titre préliminaire, le Conseil fédéral aborde une question plus générale (qui fait l’objet de nombreux débats aux Etats-Unis) : les devoirs fiduciaires dans le cadre de l’administration et de la gestion des fonds de pension sont-ils compatibles avec des stratégies d’investissement durable ?
Conformément à l’article 51b al. 2 de la loi fédérale sur la prévoyance professionnelle vieillesse, survivants et invalidité (BVG), les personnes chargées de l’administration d’une caisse de pension ou de la gestion de sa fortune doivent respecter le devoir de diligence fiduciaire qui leur incombe et servir les intérêts des assurés. Le rapport plaide en faveur d’une interprétation des obligations fiduciaires qui prenne en compte les risques financiers liés à la durabilité : lors de la définition ou de la mise en œuvre d’une stratégie d’investissement, les organes de direction du fonds de pension et les gestionnaires de fortune doivent, pour se conformer aux obligations fiduciaires, prendre en compte les risques liés aux questions de durabilité. En d’autres termes, le respect des obligations fiduciaires exige l’intégration des aspects ESG dans la stratégie d’investissement du fonds de pension ; une stratégie strictement axée sur la performance du portefeuille ne serait pas conforme aux obligations fiduciaires.
Cette interprétation n’est pas nouvelle. L’Association suisse des institutions de prévoyance (ASIP) considère que (dans le cadre de l’obligation fiduciaire) les risques à analyser par un fonds de pension comprennent ceux liés aux aspects économiques, environnementaux, climatiques et sociaux, ainsi qu’à la gouvernance.[4] Par ailleurs, sans fonder son analyse sur les devoirs fiduciaires des établissements concernés, la FINMA considère également qu’une gestion appropriée des risques inclut la prise en compte des risques financiers liés au climat.[5]
Deuxièmement, le rapport se penche plus spécifiquement sur la question du postulat : la législation actuelle sur les fonds de pension est-elle trop restrictive au point d’entraver, voire d’empêcher, l’investissement durable ?
Comme mentionné précédemment, la réponse du Conseil fédéral est négative. D’une part, il relève que deux modifications législatives, entrées en vigueur, respectivement en octobre 2020 et en janvier 2022, ont élargi la palette des placements autorisés par les institutions de prévoyance. La première modification a introduit le droit d’investir dans des investissements ou des projets d’infrastructure, tels que les infrastructures énergétiques ou de mobilité [6]; la deuxième modification de l’BVV 2 concerne le droit d’investir dans des sociétés suisses non cotées (investissement sous forme de private equity ou de private debt).[7] Les modifications de la loi visaient à encourager les stratégies de durabilité.
Le rapport conclut que la réticence de certains fonds de pension à adopter des stratégies d’investissement axées sur la durabilité n’est pas due à des obstacles réglementaires, mais plutôt à des considérations économiques : la crainte de devoir supporter des coûts supplémentaires liés à la mise en œuvre de ces stratégies, ainsi que la crainte d’obtenir de moins bonnes performances.[8]
3. D’autres questions à explorer
Le rapport du Conseil fédéral a le mérite de rappeler que le respect du devoir fiduciaire exige que les fonds de pension et leurs administrateurs prennent en compte les risques ESG lors de l’évaluation des risques d’investissement. Il y a donc un consensus en Suisse sur l’importance – et la nécessité – d’inclure les aspects ESG dans l’analyse des risques.Pour le reste, le Conseil fédéral se tient en retrait, ce qui fait que certaines questions critiques attendent toujours une réponse. Deux sujets méritent d’être mentionnés :
- Le rapport adopte une interprétation étroite de la notion de devoir fiduciaire. Il se concentre sur l’exposition au risque financier (par exemple, les risques qui peuvent découler d’investissements non durables), mais il ne discute pas de la question de savoir si l’impact des investissements des fonds de pension devrait également faire partie de l’obligation fiduciaire (principe de la double matérialité).[9] Pourtant, la loi fédérale sur le climat, qui entrera en vigueur le 1er janvier 2025, stipule que la transition vers une économie sans carbone implique une réorientation des flux financiers vers des investissements durables.[10] La clarification du champ d’application des obligations fiduciaires pour y inclure des considérations d’impact est susceptible de faciliter une telle réorientation des flux financiers.
- Le rapport du Conseil fédéral conclut que les lois suisses sur les pensions sont suffisantes et appropriées pour permettre aux fonds de pension de mettre en œuvre des stratégies de durabilité. Toutefois, selon le rapport, l’environnement législatif et réglementaire actuel est perçu par certains fonds de pension comme peu clair ou insuffisant pour leur permettre de mettre pleinement en œuvre des stratégies de durabilité. Cela semble plaider en faveur d’au moins quelques clarifications législatives sur la manière dont la gestion des actifs des fonds de pension et la durabilité peuvent être alignées.
(Les sources sont en anglais)
[1] Parliamentary postulate 19.3950 – Encouraging sustainability through investment regulations adapted to today’s reality (in French), Environment, Spatial Planning and Energy Committee of the Council of States (ESPEC-S).
[2] CHF 1,159 billion in 2021 (see Federal Statistical Office press release, December 20, 2022).
[3] “Do the investment regulations of the Ordinance on Occupational Retirement, Survivor’s and Disability Pension Plans (BVV 2) stand in the way of sustainable investments?“, Report of the Federal Council in response to the postulate 19.3950 of the ESPEC-S (in French).
[4] See ESG Reporting Standard for pension funds, ASIP, December 13, 2022 (in French).
[5] See 2016/01 FINMA Circular “Disclosure – banks” and 2016/02 FINMA Circular “Disclosure – insurers (public disclosure)” (in French).
[6] Article 53 para 1 (dbis)and para 2 BVV 2.
[7] Article 53 para 1 (dter) BVV 2.
[8] These elements of the report are based on the conclusions presented in a study commissioned by the Federal Social Insurance Office (see Research report “Effects of a long period of low interest rates on occupational benefits” (in French), June 21, 2022).
[9] In Switzerland, double materiality applies in the context of extra-financial reporting (Articles 964a et seq. of the Swiss Code of Obligations).
[10] Article 1, letter c of the Federal Climate Act.
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